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Interlude III

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Possession à distance

Aujourd'hui, sur la pente d'un renoncement total (et ce n'est pas faute de désir ni à la suite d'une déception), jamais sans doute je n'ai été plus sensible à la beauté de l'Homme, à sa souveraineté. La seule vue de certains de mes semblables qui ne sont que mon prochain suffit à me jeter dans une sorte d'extase.
Je n'oublie rien, quand je me représente leurs charmes. L'évocation de leur physionomie, de leur nudité ne me laisse rien, presque rien à souhaiter davantage que de les voir eux-mêmes. J'assiste comme à un film que mon imagination développe au ralenti. Rien même de ce qui est le plus caché, le plus secret ne m'échappe, tant mon appétit se suffit à lui-même. Ce que je contemple allusivement, illusoirement me fascine au point que je suis presque entièrement satisfait, l'indiscrétion, le viol ajoutant je ne sais quoi à mes prises. Il s'agit là d'une sorte de possession factice à distance, peut-être préférable au réel. On perd si souvent ce que l'on croit tenir. Les êtres dont on s'empare ainsi ne peuvent rien me refuser de ce que je prends à volonté d'eux-mêmes, sans permission, comme à la volée. Le prélèvement est gratuit et sans réticence.
Parfois, l'idée que je me fais de la Beauté de l'Homme est préférable à la Beauté même, dans la mesure où j'en suis plus personnellement l'auteur. Tout ce qui pourrait m'être donné par surcroît ne serait peut-être qu'une mauvaise copie.

Marcel Jouhandeau, Bréviaire, 1980 (p.27)

Merci encore à Another Country pour ses photos inspirantes. J'avais relevé ce texte de Jouhandeau il y a déjà quelques mois et j'attendais la photo qui serait le plus en résonance avec ce texte.


Interlude IV : L'univers d'un esthète bruxellois

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L'annonce d'une prochaine vente aux enchères est l'occasion de pénétrer dans L'univers d'un esthète bruxellois
J'ai sélectionné ces quelques œuvres en vente :

Anto Carte (1886-1954)
Saint Sébastien, vers 1934

Esculape, dieu de la Médecine
Époque Romaine, IIe siècle.

Pierre Theunis (1885-1950)
Jeune homme assis

Adolphe Crespin (1851-1944)
Portrait de jeune homme (le fils du peintre)


Glyn Philpot (1884-1937)
Echo et Narcisse


Arno Breker (1900-1991)
Homme assis

Arno Breker (1900-1991)
Kameraden Relief, 1939/1940

Attribué à Franz von Stuck (1863-1928)
Hercule, vers 1900



Luca Madrassi (1848-1919)
Jeune homme au poignard

John Lundqvist (1882-1972)
Orphée, 1928

Narcisse
Naples, fin du XIXe siècle

James Ensor (1860-1949)
Portrait en Arabe, 1878


Rik Wouters (1882-1916)
Autoportrait


Lovis Corinth (1858-1925)
Portrait d’Africain, 1884

Victor Demanet (1895-1964)
Jeune homme de profil

Duncan Grant (1885-1978)
Jeune homme allongé nu de dos, 1935

Duncan Grant (1885-1978)
Paul reclining, 1953

Ludwig von Hofmann (1865-1945)
Les baigneurs, vers 1910


Karl Dick (1884-1967)
Autoportrait, 1908

Henry Scott Tuke (1858-1929)
Portrait de Johnny Jackett

Pam Rueter (1906-1998)
Jeune couple

Jean Maury
Jeunes garçons habillés en marin

Arlequin

Ces quelques photos nous font découvrir cet intérieur :






Pour tout savoir sur cette vente, cliquez-ici.

Un point curieux des mœurs privées de la Grèce

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En 1861, paraissait chez le célèbre éditeur d'ouvrages « licencieux » Jules Gay, une petite plaquette qui sera immédiatement condamnée à la destruction « comme contenant des outrages à la morale publique et aux bonnes mœurs ». De quoi pouvait bien traiter cet ouvrage pour mériter une telle condamnation ? Le titre commence à nous éclairer : Un point curieux des mœurs privées de la Grèce. On comprend vite que l'objet de l'étude est l'homosexualité dans la Grèce antique.

Simeon Solomon, Socrates and his Agathadaemon, vers 1865.

On se dit que pour avoir été condamné à la destruction, un tel texte devait contenir de nombreux détails crus ou scabreux, propres à choquer la morale pudibonde de l'époque. Une lecture attentive nous prouve qu'il n'en est rien. On comprend alors que la vraie offense de ce livre, ce sont des phrases comme celles-ci : 

« La pédérastie fortifiait, chez les Grecs, les liens de l'amitié, et même que ce vice n'était pas le résultat de la sensualité mal entendue, mais d'un principe élevé de la théorie du beau. »

« La puissance de la cause physique était admise comme naturelle, et en amour les Grecs acceptaient tous les modes sous lesquels elle se manifestait. »

Socrate à Hippothales, à propos de son amour pour le beau Lysis : « Je te félicite, dit-il, de l'objet de ton amour, il est tout à fait noble et digne d'un jeune homme. Je suis curieux d'apprendre si tu sais parler de tes amours comme un amant doit le faire. » 

« Tant qu'ils sont jeunes, ils se plaisent à coucher avec eux, et à être dans leur bras. Ils sont les premiers parmi les adolescents et les adultes comme étant d'une nature beaucoup plus mâle. C'est bien à tort qu'on les accuse d'être sans pudeur, car ce n'est pas faute de pudeur qu'ils agissent ainsi, mais parce qu'ils ont une âme forte, un caractère viril. » 

« Lorsqu'il arrive à celui qui aime les jeunes gens, ou à toute autre, de rencontrer sa moitié, l'amour les saisit l'un et l'autre d'une manière si merveilleuse qu'ils ne veulent plus se séparer. » 

En effet, ce qu'il y avait de plus choquant, c'était le ton neutre et détaché que prenait l'auteur pour arriver à sa conclusion : les mœurs décrites étaient tout ce qu'il y avait de plus normal à l'époque grecque et qu'elles avaient même été honorées par les plus grands philosophes. Ce qu'il y avait de plus scandaleux, c'est qu'un lecteur moderne pouvait trouver une justification de son amour pour les hommes, voire une morale, dans ces quelques phrases :

« Les moralistes et les philosophes de la Grèce, tout en admettant comme légitime l'affection sensuelle des sexes entre eux, voulaient cependant qu'en s'abandonnant à cette passion on ne cédât ni à des motifs sordides, ni à des excès dégénérant en débauche. Le plaisir de la jouissance matérielle ne devait pas être seul la cause de ces rapports intimes. Platon décrit comme un des éléments essentiels de cette sorte d'amour la fascination de l'intelligence et du génie, jointe à celle de la beauté physique; un sentiment réciproque et désintéressé, ne prenant pas son unique source dans la volupté, mais dans une sympathie d'un ordre plus élevé et plus intellectuel. C'est ce qui donne, dans son opinion, de la dignité à l'amour d'un homme pour un autre. »

« La dignité à l'amour d'un homme pour un autre » ! Même aujourd'hui, une telle phrase reste difficile à admettre pour certains. A plus forte raison en 1861, pour les mêmes juges qui condamnèrent les Fleurs du Mal ou Madame Bovary, une telle affirmation était presque révolutionnaire ! Elle était d'autant plus inadmissible que l'auteur prend à peine la précaution rhétorique de sembler condamner ces mœurs pour mieux les décrire. Certes, quelques qualificatifs comme « égarements déplorables » ou « corruption », sont le tribu payé à cette obligation de forme. Mais le ton de l'ouvrage fait preuve d'une bienveillante neutralité pour l'homosexualité. Parler de sympathie serait peut-être allé trop loin. Revoyons le titre : « point curieux ». Ces deux mots sont déjà, à eux-seuls, un signe de la posture de l'auteur vis-à-vis du sujet. Ce n'est qu'une curiosité ! L'introduction nous indique déjà l'esprit de tolérance qu'adoptera l'auteur dans tout l'ouvrage : 

« Dans toutes les histoires complètes de la Grèce ancienne, on s'est occupé de l'étrange anomalie que présentent, en certain cas, les mœurs de ce pays, si on les compare aux idées que nous nous formons d'un peuple parvenu à un si haut degré de civilisation. Assez de passages nous restent, dans les écrits des philosophes et des poètes, pour prouver que l'amour était compris chez les Grecs d'une toute autre manière que chez nous, tant entre hommes qu'entre femmes. »

C'est probablement cela le plus scandaleux : parler d'homosexualité avec bienveillance, rendre sa dignité à l'amour d'un homme pour un autre.

Contenu de l'ouvrage

Le point de départ de cette petite étude est une interrogation de l'auteur, Octave Delepierre, sur l'étrange amour qui lie un professeur à son élève dans un texte paru en 1652 : Alcibiade fanciullo. Après avoir introduit son sujet, l'auteur commence assez logiquement par l'homosexualité masculine, c'est-à-dire, en Grèce, la pédérastie, cette forme d'amour qui lie l'Eraste et l'Eromène. Il cite abondamment Socrate et Platon et les grands textes classiques : le Banquet, la République, etc. Il rappelle : « Les rapports que nous considérons comme de pure amitié entre Achille et Patrocle, Pylade et Oreste, Hercule et Iolaus, rentraient dans la catégorie de l'amour pédéraste» ou « les frères d'armes, que les Grecs appelaient la bande sacrée, étaient surtout liés par une affection sensuelle qui augmentait leur courage. » 

Achille et Patrocle, vers 500 av. JC

Un de ses sujets d'étonnement est de voir le côté presque naturel avec lequel ces philosophes parlent de ces amours : « ce récit, fait en plaisantant au milieu d'une réunion d'hommes instruits et passant pour les plus sages d'Athènes » ou « expose en termes qui ne sont nullement voilés une action préméditée que n'oserait avouer aujourd'hui l'homme le plus brutal et le plus grossier ». Il s'appuie plusieurs fois sur l'autorité de Friedrich Gottlieb Welcker, en particulier lorsqu'il introduit le lien entre l'idéal de beauté et l'amour pédérastique : « cette sorte d'amour des Grecs exerça une influence salutaire sur leur perception de l'idéal du beau ». Après avoir constaté que l'homosexualité n'avait pas cours au temps d'Homère, il expose et étudie, dans la deuxième partie de sa notice, l'homosexualité féminine, autour de la personnalité de Sapho. L'ensemble de la démonstration permet à l'auteur d'arriver à cette conclusion :

« Les détails des mœurs qu'on vient de lire nous montrent que ce qui est raconté dans l'Alcibiade fanciullo n'est pas une complète fiction et que l'auteur, quel qu'il soit, a traité la question d'après les éléments que l'on trouve dans les écrits des philosophes les plus respectés ». 

Reconnaissons que le procédé est un peu roublard. Sans savoir précisément quelle a été la vie intime d'Octave Delepierre, il n'était probablement pas assez naïf pour ne pas connaître l'existence de l'amour entre hommes (il a bien dû être au collège dans sa jeunesse !). Il n'avait donc pas à se plonger dans les philosophes grecs pour savoir que deux hommes pouvaient s'aimer. Fallait-il donc cet artifice d'une étude bibliographique pour exposer les mœurs grecques ? C'était probablement une façon habile d'introduire cette étude, même si elle n'a été d'aucun secours pour protéger le texte de la condamnation des juges.

L'étude du « point curieux » se termine par une courte notice bibliographique sur l'Alcibiade fanciullo.

L'auteur

Octave Delepierre, né à Bruges (Belgique) en 1804, avocat, débuta par des publications sur l'histoire de la Flandre. Nommé consul de Belgique à Londres, il y finit sa vie en 1879. Auteur prolifique, il s'intéressa surtout à la littérature macaronique, faite de textes mêlés de latin et de langues vulgaires. Il publia une Histoire littéraire des fous, une des premières du genre. Son érudition et sa culture l'amenèrent à s'intéresser à de nombreuses curiosités littéraires. C'est comme cela qu'il faut voir son intérêt pour les mœurs grecques.



Description de l'ouvrage

L'ouvrage est anonyme :
Un point curieux des mœurs privées de la Grèce
Paris, J. Gay, 1861, in-12 (177 x 115 mm), 29 pp.


L'ouvrage a été tiré à 245 exemplaires. C'est dans la justification que l'auteur introduit qu'il s'agit d'une notice sur l'Alcibiade fanciullo.




Cet exemplaire a été relié par Belz-Niédrée en demi-maroquin beige, dos à nerfs, tête dorée.


Une nouvelle édition tirée à 150 exemplaires a été donnée à Bruxelles en 1870.
Une édition enrichie d'une Notice bibliographico-littéraire sur Alcibiade, enfant à l'Ecole a paru à Athènes [Bruxelles] en 1871, aussi tiré à 150 exemplaires.


Références

Drujon (Catalogue des ouvrages condamnés, p. 12) annonce : "Quoique traité en termes honnête, le sujet, comme on s'en doute, est d'une telle immoralité que la destruction de la première édition a été ordonnée." On peut mettre en doute que cette destruction est effectivement eu lieu.
Jules Gay, dans sa Bibliographie des ouvrages relatifs à l'amour... complète l'ouvrage par quelques "particularités" supplémentaires.
Cette édition se trouve au moins dans 4 bibliothèques publiques en France (Nîmes, Strasbourg, Toulon, Arsenal) et en deux exemplaires dans l'Enfer de la BNF.


Interlude IV

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Je remercie un lecteur anonyme de mon blog, pour ce simple commentaire :

Continuez! Quel bonheur et enrichissement de vous lire !!!

Je vais essayer de continuer à fournir des notices sur des ouvrages phares de la culture homosexuelle. Je travaille à un message sur Le Livre blanc, de Jean Cocteau. Pour mettre mes lecteurs en appétit, je rappelle ces quelques lignes qui introduisent l'ouvrage :

Au plus loin que je remonte et même à l'âge où l'esprit n'influence pas encore les sens, je trouve des traces de mon amour des garçons.
J'ai toujours aimé le sexe fort que je trouve légitime d'appeler le beau sexe. Mes malheurs sont venus d'une société qui condamne le rare comme un crime et nous oblige à réformer nos penchants.

Ecrit il y a plus de 80 ans, ce texte n'est-il pas toujours d'actualité, autrement dit moderne ? Je vous en parlerai bientôt plus complétement.

En attendant, quelques "glanes" :



V. Androusov : Jeune homme endormi




Raymond Balze : Hommage au jeune Bacchus (détail), 1840


Buveurs d'absinthe
Est-ce l’absinthe qui les rend si proches ? Quelles pensées traversent l'esprit de ce beau jeune homme 1900 ?


Le livre blanc, de Jean Cocteau, 1930

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Les années 1920 se terminaient. André Gide venait de rendre public un essai sur l'homosexualité : Corydon, dont la première édition publique avait paru en 1924. Au même moment, un auteur, plus mondain que connu, récemment sorti d'une dépendance à l'opium et d'une crise religieuse, pouvait s'écrier :


Au plus loin que je remonte et même à l'âge où l'esprit n'influence pas encore les sens, je trouve des traces de mon amour des garçons.
J'ai toujours aimé le sexe fort que je trouve légitime d'appeler le beau sexe. Mes malheurs sont venus d'une société qui condamne le rare comme un crime et nous oblige à réformer nos penchants.





Cet auteur, encore anonyme, s'était retiré à Chablis avec son amant Jean Desbordes. Pendant ces quelques jours de décembre 1927, il avait rédigé cet ouvrage en même temps autobiographique et romancé.

A travers ses rencontres, ses fascinations pour le corps de l'homme, ses amours, c'est une éducation plus sentimentale que sexuelle qui nous est donnée à lire. C'est d'abord trois rencontres avec le corps nu de garçons vus par hasard qui l'éveillent. Ensuite, ce qu'il éprouve pour son camarade de collège Dargelos est pour lui la découverte de la passion amoureuse, ce Dargelos qui "jouissait d'un grand prestige à cause d'une virilité très au-dessus de son âge."


Nous portions tous des culottes courtes, mais à cause de ses jambes d'homme, seul Dargelos avait les jambes nues. Sa chemise ouverte dégageait un cou large. Une boucle puissante se tordait sur son front. Sa figure aux lèvres un peu grosses, aux yeux un peu bridés, au nez un peu camus, présentait les moindres caractéristiques du type qui devait me devenir néfaste. Astuce de la fatalité qui se déguise, nous donne l'illusion d'être libres et, en fin de compte, nous fait tomber toujours dans le même panneau.
La présence de Dargelos me rendait malade. Je l'évitais. Je le guettais. Je rêvais d'un miracle qui attirerait son attention sur moi, le débarrasserait de sa morgue, lui révélerait le sens de mon attitude qu'il devait prendre pour une pruderie ridicule et qui n'était qu'un désir fou de lui plaire.
Mon sentiment était vague. Je ne parvenais pas à le préciser. Je n'en ressentais que gêne ou délices. La seule chose dont j'étais sûr, c'est qu'il ne ressemblait d'aucune sorte à celui de mes camarades.




Je ne vais dérouler toutes les rencontre de l'auteur. Comme tous les livres que je décris, j'en fait d'abord une lecture personnelle. A la différence de beaucoup de lecteurs ou critiques qui retiennent sa description des bars louches de Toulon et sa rencontre avec le marin "Pas Chance", j'ai surtout aimé l'épisode de son amour pour le souteneur interlope Alfred, qu'il partage avec Rose, une petite prostituée dont il s'est aussi amouraché.

Ce frère ressemblait au garçon de ferme et à Gustave de mon enfance. Il avait dix-neuf ans et le pire des genres. Il s'appelait Alfred ou Alfredo et parlait un français bizarre,mais je ne m'inquiétai pas de sa nationalité; il me semblait appartenir au pays de la prostitution qui possède son patriotisme et dont ce pouvait être l'idiome.
[...]
Le corps d'Alfred était pour moi davantage le corps pris par mes rêves que le jeune corps puissamment armé d'un adolescent quelconque. Corps parfait, gréé de muscles comme un navire de cordages et dont les membres paraissent s'épanouir en étoile autour d'une toison où se soulève, alors que la femme est construite pour feindre, la seule chose qui ne sache pas mentir chez l'homme.
Je compris que je m'étais trompé de route. Je me jurai de ne plus me perdre, de suivre désormais mon droit chemin au lieu de m'égarer dans celui des autres et d'écouter davantage les ordres de mes sens que les conseils de la morale.
Alfred me rendait mes caresses.

Ils doivent se séparer :

Alfred se tenait immobile devant la porte de l'hôtel. De grosses larmes coulaient sur ses joues. Il tendait les bras; il m'appelait. Sous ses cheveux mal teints, sa pâleur était pitoyable.
[...]
Je fermai les yeux. Et maintenant encore il me suffit de fermer les yeux dans un taximètre pour que se forme la petite silhouette d'Alfred en larmes sous sa chevelure d'assassin.

Ce texte a toujours joui d'une réputation sulfureuse. Le vrai scandale n'est pas, comme on pourrait le penser, la crudité du propos. C'est un ouvrage très pudique, surtout suggestif. Le vrai scandale, ce sont les quelques mots d'introduction et le récit de ses amours homosexuelles dans lesquelles l'auteur allie toujours les sentiments et l'attirance purement érotique pour le corps masculin. On n'y trouve pas, comme dans Jean Genet, cette attirance brutale, presque dénuée de sentiment, pour les hommes. On n'y trouve pas non plus un plaidoyer pour l’homosexualité, sous forme d'essai justificatif à visées scientifiques, comme le Corydon d'André Gide.Ce texte est unique et presque "banal", dans le sens où il ne choque pas les sentiments du lecteur ni prétend faire acte de militantisme. Cela explique peut-être qu'il tarda à être réédité.





La première édition du Livre blanc a paru le 25 juillet 1928 à 31 exemplaires (ou 21 selon certains auteurs). L'ouvrage était anonyme, mais il ne faisait déjà aucun doute pour personne que l'auteur en était Jean Cocteau. Ce n'est que deux ans plus tard que paraît une première édition publique de l'ouvrage, mais disponible que par souscription. Elle a été tirée à seulement 450 exemplaires (c'est cette édition que je décris). Le livre est toujours anonyme, mais il contient 18 dessins signés de Jean Cocteau, dont j'ai sélectionné quelques uns pour illustrer ce message.



 A la fin, une reproduction d'un texte manuscrit de Cocteau est presque un aveu, sous forme d'une pirouette coquette de l'auteur.



Ensuite, une nouvelle édition est donnée par Paul Morihien en 1949 avec 4 dessins, qui sont des variations sur les dessins que Jean Cocteau avait lui-même donnés pour illustrer le Querelle de Brest de Jean Genet en 1947. Le tirage est de 465 exemplaires (j'ai aussi trouvé 500). La première édition anglaise paraît en 1957 aux éditions The Olympia Press, sous le titre A White Paper, avec une nouvelle série de 9 dessins originaux. Là s'arrête les éditions données du vivant de l'auteur. Il faut ensuite attendre 1970 pour qu'une édition mette à disposition du grand public ce texte fondateur (éditeur Bernard Laville). On voit ici de façon tangible la difficulté d'accéder à ce texte, puisque toutes les éditions précédentes étaient évidemment introuvables et seulement accessibles à quelques privilégiés. Pierre Bergé rappelait en 1983 :

A l'époque où je découvrais Le Livre Blanc la photocopie n'existait pas. Ce livre était rare et rares aussi les lecteurs. Pourtant une espèce de chaîne amicale et complice s'était formée et c'est ainsi qu'un matin je reçus les premières pages manuscrites qui devaient m'éblouir. A mon tour, je les recopiai et les adressai à un autre.

Enfin, en 1981, les éditions Personna redonnent ce texte avec les illustrations de l'édition originale de 1930. Cela fait seulement 30 ans que l'on peut lire ce texte avec les illustrations que Jean Cocteau avaient choisies pour le compléter.

Ensuite, il y a eu de nombreuses éditions du Livre blanc. On peut en citer deux :

L'édition de 1983, avec une préface de Patrick Modiano (sur cette préface, voir ici). L'éditeur est Pierre Bergé, qui, sous le nom des Editions de Messine, donne le texte avec des dessins originaux mis à disposition par Edouard Dermit.C'est probablement la plus érotique des éditions du Livre blanc.



L'édition Livre de poche - Biblio, de 1999, avec une préface de Dominique Fernandez : "Le sexe surnaturel de la beauté". En réalité c'est un recueil des principaux texte homoérotiques de Jean Cocteau où l'on retrouve : Le mystère de Jean l'Oiseleur, L'ange Heurtebise, Le Numéro Barbedette, ainsi que de nombreux poèmes.




L'album Masques consacré en 1983 à Jean Cocteau contient un chapitre sur le Livre Blanc qui reproduit les dessins des éditions française et anglaise de 1949 et 1957, un texte Trottoir, où l'on retrouve des faits repris dans le Livre blanc et une série de lettres à sa mère écrites alors qu'il rédigeait ce texte, à Chablis, à la fin de 1927, lettres où il ne fait évidemment aucune allusion à son travail.


Descriptions de l'ouvrage

[Jean Cocteau]
Le Livre blanc
Paris, Editions du Signe, 1930, in-8°, 68-[6] pp., un fac-similé, 18 gravures coloriés en pleine page hors texte, dont une frontispice.


L'ouvrage a été achevé d'imprimer le 10 mai 1930. Les gravures ont été coloriées à la main par B. Armington, ce qui rend nécessairement tous les exemplaires légèrement différents, même de façon imperceptible.


Cette édition a été imprimée à 450 exemplaires. L'exemplaire que je décris est un des 6 sur Japon, hors commerce, avec la suite des gravures.



Les lecteurs observateurs se seront aperçu que la première illustration de ce message n'est pas coloriée, comme il se doit. C'est une reproduction de la gravure de la suite, qui complète cet exemplaire. Je trouve que la gravure, sans les couleurs, a une force expressive presque plus forte que cette image bien connue, qui a souvent été reprise :


Cet exemplaire a été relié en plein velin ivoire, reliure signée G. Bontaz :





Le plat est illustré par ce qui semble être une reproduction d'une planche de l'ouvrage. La gravure dont s'inspire ce motif est celle-ci :



Curieusement, la partie correspondant à la place des sexes a été comme découpée, avec le motif des bras coupés qui était comme une signature de beaucoup de dessins de l'ouvrage. Quel sens donner à cette variante qui a paru suffisamment significative pour que l'amateur qui a fait relier l'ouvrage juge important d'en orner la reliure ?

Le dessin qui a servi de modèle au relieur.


Quelques références et liens :

Dans la monumentale biographie de Jean Cocteau par Claude Arnaud, sur l'histoire ce texte et surtout du contexte dans lequel il a été écrit : l'éloignement de la religion et donc de Jacques Maritain, la désintoxication de l'opium, la rencontre avec Maurice Sachs, l'amour pour Jean Desbordes, voir les pages 411-414.

Une excellente notice en français, bien illustrée, sur le site de la Bibliothèque nationale des Pays-Bas : cliquez-ici.

L'intégralité du texte est téléchargeable ici.

Article 19

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Je vous souhaite une bonne et heureuse année 2012 avec cette image :


C'est une illustration de Pierre-Yves Trémois, pour Endymion, de Marcel Jouhandeau, 1953.

Qui est-ce ?

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Une lectrice me soumet l'identification de cette personne (à droite) :


Son message :
"Je me permets de vous contacter parce que j'ai en ma possession de vieilles photos représentant un jeune homme qui voyage beaucoup avec son chien.
J'ai longtemps pensé que ça pouvait être Aragon. Mais finalement, je ne pense plus que ce soit lui.
Je me tourne donc vers vous qui vivez dans les livres, parce que je pense que cette personne est un artiste ou dans tous les cas, un privilégié.
Sa vie est une suite de voyages dans différents endroits de la France et toujours accompagné d'un jeune homme (pas toujours le même).
Parmi les photos, certaines sont sexuelles, voire homosexuelles !
Un jeune homme nu tendant une pomme.
Il sourit. Ils (lui et le photographe) ont l'air de beaucoup s'amuser."

Les photos :





Si vous identifiez cette personne, merci de me laisser un commentaire ou un mail. Je transmettrai.

Le baiser de Narcisse, Fersen, réédition

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Sur ce blog, j'ai eu l'occasion de parler longuement de Le baiser de Narcisse, de Fersen, dans une édition illustrée par E. Brisset. Pour voir ce message, cliquez-ici.



Patrick Cardon a eu la bonne idée de rééditer ce texte introuvable dans sa Bibliothèque GayKitschCamp. avec les illustrations de l'édition de 1912 (illustrations que j'ai fournies).




Après la réédition remarquée de Lord Lyllian. Messes noires (1905) par Jacques d'Adelsward-Fersen, les éditions QuestionDeGenre/GKC inaugurent l'année  2012 en rééditant, du même auteur, Le Baiser de Narcisse dans sa version illustrée par Brisset (1912).
On se souvient que Fersen est le fondateur de la première revue homosexuelle française (Akademos, 1909)
Ce cahier de 80 pages est disponible dès maintenant à la librairie “Les Mots à la Bouche”, 6 rue Sainte-Croix de la Bretonnerie à Paris (75004) au prix de 14 €.
ou par commande à : gaykitschcamp@gmail.com (paiement
paypal possible)

Saluons au passage ce travail éditorial qui exhume des textes rares et jamais réédités qui appartiennent à l'histoire littéraire de l'homosexualité. Certes, ce texte n'est pas une grande œuvre littéraire et paraîtra vieilli à beaucoup de lecteurs modernes. Avec d'autres, il reste néanmoins le témoin d'une époque et d'une sensibilité que tous ceux qui veulent explorer le champ de l'homosexualité littéraire se doivent de connaître. La littérature gay de ce début de siècle ne se résume (heureusement) pas à Proust.
 

Billy. Idylles d'amour grec en Angleterre, de Jean d'Essac, 1938

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A côté des grands noms de la littérature homosexuelle de l'entre-deux-guerres, comme Jean Cocteau ou André Gide, qui ont mis leur renommée au service de la cause homosexuelle, il existe une autre littérature, plus confidentielle, plus populaire, qui apporte aussi sa pierre à l'édifice. C'est ainsi que Jean d'Essac publie en 1937 un petit récit illustré de son histoire d'amour avec Billy, un soldat de la Garde Royale anglaise. Le récit est sans prétention, le style est simple avec quelques afféteries, les illustrations sont un peu naïves. C'est cependant un texte qui a aussi quelque chose à nous dire sur ce pouvait être l'amour entre deux hommes en cette première moitié du XXe siècle. C'est surtout un récit décomplexé, sans volonté de faire œuvre militante, ce qui lui permet probablement d'être en même temps plus personnel et plus direct.


Pour découvrir ce texte, il faut comprendre que la vision de l'amour entre hommes de Jean d'Essac est essentiellement fondée sur l'alliance et l'harmonie entre le sentiment amoureux et le plaisir sensuel. C'est ce qu'il résume dans ce petit quatrain :

Que si la beauté allume le désir,
L'union des sens
N'est pure et durable
Que si l'amitié la commande

Le mot pur se retrouve tout au long du livre associé à l'amour. Il ne s'agit pas d'une pureté entendue dans le sens d'un amour chaste ou platonique, mais d'une pureté de sentiments : le sentiment amoureux doit être entier, sincère et intègre. Au cours du récit, on voit cet amour être mis à l'épreuve du regard des autres et de la tentation de la sensualité sans sentiments (les "orgies" des aristocrates du 3e chapitre). La morale est que cet amour a résisté à tous ces "dangers" pour se concrétiser dans une relation presque fusionnelle. On comprend donc que ce livre qui n'hésite pas à suggérer de façon assez claire le plaisir sexuel (« De sa main amoureuse, il me dirige sur le rebord de ses petites fesses..., effleurant anisi ce nid d'amour, fraîcheur de rose, satin enchanteur. »), se montre très moral dans sa vision de la relation homosexuelle. On verra que, curieusement, le chapitre consacré à leur première nuit d'amour et à la consolidation de leur amour s'appelle Le mariage de Billy.




Entrons maintenant un peu plus dans la découverte de ce texte, organisé en 3 chapitres :

Comment je devins l'ami de Billy (pp. 15-70).

On découvre comment Jean, artiste peintre vivant à Londre, a rencontré puis séduit Billy. Habitué à fréquenter un bar « où les civils se rencontrent et lient facilement connaissance avec les hommes de la Garde Royale », il repère Billy, beau garçon de 20 ans, un peu triste, qu'il approche et séduit peu à peu en le révélant à lui-même.


Il l'approche avec douceur, ne cherchant pas à brusquer la satisfaction de son désir. La scène centrale de ce chapitre est la séduction entre les deux amoureux lors d'un bal à la caserne. Un long poème, assez allusif, met en scène leur première jouissance furtive (il utilise souvent le poème pour décrire les moments les plus intenses de leur relation) :

J'en profite
Pour satisfaire ma folle envie
De presser contre moi,
D'étreindre passionnément
L'enivrant petit soldat.
Je saisis dans mes bras
Le Mignon jeune homme
Si sensible
Tout vibrant
Tout en jouissance amoureuse,

Billy rayonne
Dans un sourire très sensuel,
Billy les yeux presque fermés
S'abandonne à tous mes désirs,
Je réalise voluptueusement
Dans une ivresse troublante
Que j'étreins tout contre moi
Ce beau garçon
Embaumant le printemps
Tout pétillant de désirs.
Maîtrisé par ses sens,
Dans un spasme jouisseur,
Il ne peut plus se contenir.

Confondu dans une même amitié
Le très intime contact de nos ceintures
Nous prouve à l'un comme à l'autre
Notre réciproque sympathie
Et, pour notre plus grande joie,
Toujours grandissante.

Ce mignon charmant
M'offre tout son corps
Dans un abandon total de lui-même.

Je sens toutes ses formes enivrantes
Communiant intimement avec les miennes,
Je ressens toutes ses vibrations troublantes,
Il me semble le boire totalement
Par tous les pores de sa peau.
Ses yeux à demi fermés,
Sans plus aucune contrainte,
Il se laisse aller
Librement et voluptueusement
A sa jouissance amoureuse.



Jean ne cache pas son attirance pour le jeune soldat, avec une certaine fascination pour ce que ses habits cachent et révèlent en même temps :

Le jeune soldat s'était habillé tout à fait coquettement.
Il a un juste-au-corps de toile très blanche, finissant à la ceinture d'un pantalon de drap de satin gris-perle qui lui monte très haut et dont les larges passepoils blancs continuent la note blanche de la petite veste jusqu'à d'élégants souliers vernis. Sur l'épaule droite, une fourragère soyeuse de jolies couleurs, des boutons de métal brillant.
Son uniforme très collant, qui sans doute est en contact immédiat avec sa peau, le laisse voir bien musclé et comprendre comme s'il était nu.
Sa large poitrine respire sainement sous la toile blanche de sa tunique. Sous le draps gris-clair de son pantalon, le laissant en tout très bien voir, j'aperçois ses charmes intimes me paraissant très désirables.


Ce premier chapitre n'échappe pas à la référence classique à la Grèce antique, qu'il retrouve curieusement, dans l'Angleterre contemporaine, où « l'amour grec semble en Angleterre une chose absolument naturelle, avouable, entrée dans les mœurs. » Cette histoire d'amour se construit sur une opposition entre Jean, mature et expérimenté, artiste peintre aisé et bien installé dans la vie et Billy, jeune soldat de 20 ans, timide et peu sûr de lui, vierge aussi bien sexuellement et sentimentalement, comme il le confie à son nouvel ami. Autrement dit, cet amour se construit sur un schéma très grec : initiateur/initié, pour ne pas dire, Eraste/Eromène. On verra que, peu à peu, la force du sentiment créera une sorte d'égalité entre eux, même si elle ne sera jamais totale.



Le mariage de Billy (pp. 71-135)

Ce n'est que deux semaines plus tard que Jean invite Billy dans son petite cottage pour une première nuit d'amour. Comme pour lui donner plus de solennité, le chapitre s'appelle La nuit de noce : « Le bel uniforme si collant du petit Colstream ne m'avait pas menti : sans les cacher, il recouvrait les plus beaux trésors du monde ! »


Après cette nuit d'amour, « Notre ménage devint très vite très régulier, notre amour étant absolument sincère des deux côtés ». Ils s'installent dans une vie de couple, où tous les jours ils se retrouvent pour un rituel sentimental et sexuel, isolés du reste du monde malgré la vie mondaine de Jean. Après une petite fâcherie, un long poème final est un hymne à l'amour partagé (encore de tous les points de vue).


Billy chez les Lords (pp. 136-205) 

Dans ce dernier chapitre, l'amour entre Jean et Billy est mis à l'épreuve de rencontres avec des aristocrates anglais et français qui organisent pour leurs plaisirs des fêtes pleines de jeunes gens, de costumes et de sexe partagé. Tout démarre par la demande de Lord Edmond qui souhaite une portrait d'Ephèbe. Billy sert de modèle à Jean. S'en suit une succession de rencontres et de fêtes où, plutôt que de voir leur amour se diluer dans des rencontres éphémères, il s'en trouve au contraire renforcé. Comme il le dit à Lord Edmond, « Nous sommes un ménage ... terriblement bourgeois, ... et nous partageons un amour très pur ! ». Lors de ces fêtes, même s'ils font l'amour au milieu des autres, ils s'en isolent par la pensée : « Nous étions l'image de l'amour grec voyageant à travers les âges. Sur le divan, c'était le débauche des dernières orgies romaines. ».

Billy vient sur mes genoux, poser ses adorables petites fesses sur le centre de ma vie, ses bras autour de mon cou sa joue contre la mienne, son souffle effleurant mes lèvres.
Je le caressais dans son intimité de la manière qu'il aimait et que je connaissais bien, je comprenais par sa respiration, par l'adorable abandon de son corps, enfin par tout lui-même, combien il se sentait heureux !
Moi-même, j'éprouvais un voluptueux plaisir en lisant dans ses yeux tout son bonheur !
Nous nous rendions compte tous deux que ce qui doublait le plaisir de nos attouchements venait plus du sentiment d'amitié sincère qui les inspirait que du désir d'un amour sensuel.

Le chapitre se termine par un poème qui rappelle en quelques vers la puissance de leur attachement. 



Pour clore le livre, une lettre de Billy, datée de Londres, 16 juin 1937, rappelle qu'ils se sont rencontrés 20 ans plus tôt, le 15 juin 1917 et que malgré leur éloignement, l'amour reste toujours aussi fort.


Le texte est précédé de : 
  • Texte de dédicace  : A madame Jacques Bellanger (pp. 7-8). « La seule audace que j'ai, ayant écrit ce petit livre, à mon avis très osé, c'est de le dédier à une femme. ». Il fait appel à sa « supériorité » pour comprendre cet ouvrage qui est un hommage au « sentiment merveilleux de l'amitié. »
  • Introduction de l'auteur (pp. 9-10). Il présente cet ouvrage comme les souvenirs de son séjour en Angleterre et des 10 ans de sa vie avec Billy et de leurs « amours ensoleillées de bonheur. ». Il s’explique sur les « scènes parfois terriblement sensuelles » qui ne sont que le résultat d'une « amitié sans limites ». Son amour pour Billy était un « amour pur ». Cette introduction est datée de Paris, avril 1937. Au passage, signalons qu'il rend hommage à l'Angleterre, pour « sa joie de vivre simple et rêveuse ».
  • Lettre de Pierre Albert-Birot, datée de Paris, mai 1937 (pp. 11-13). Dans cette lettre chaleureuse, il lui rend hommage pour ne pas avoir décrit ses amours comme des amours interdites ou inavouables. Au contraire, grâce à un « récit écrit avec tant de candeur » et de « fraîcheur », il note qu'il les présente non seulement comme parfaitement avouables, mais encore comme très délicates, presqu'à la manière « classique de l'antiquité ». P. Albert-Birot va même jusqu'à opposer ces amours qui sont « naturelles » à l'auteur aux « vulgaires unions entre mâles et femelles ».

Jean d'Essac

L'auteur qui se cache derrière ce pseudonyme n'a pas été identifié.Sous ce même nom, il est l'auteur de deux autres ouvrages, sur des sujets totalement différents, mais, comme celui-ci, illustrés par l'auteur. On peut penser qu'il est originaire de Riom dans le Puy-de-Dôme et qu'il a fini sa vie à Chamalières.

Au Quattrocento. Comment Avignon devint la propriété des papes. 
Chamalières, chez l'auteur, (1945), in-12, pl. en portefeuille cartonné

Lettres Riomoises. Rêves et souvenirs.
Chamalières, L'auteur, 1944, in-8°, 135 p.

Selon Jacques Desse : « Notre collègue David Deiss nous a aimablement signalé qu'il avait rencontré un exemplaire signé par l'auteur sous son nom (véritable ??) :"Jean CASSE" »

La lettre de Pierre Albert-Birot, écrivain et poète,  montre qu'il était en lien avec les avant-gardes littéraires de son époque (voir : Pierre Albert-Birot).

Description de l'ouvrage

Jean d'Essac
Billy. Idylles d'amour grec en Angleterre.
Paris, Editions Valère, [1938], in-12 (165 x 124 mm), 207 pp., illustrations dans le texte, une illustration pleine page en frontispice.



La couverture porte un titre différent, avec une faute d'orthographe : Billy. Idylles d'amours grecques en Angleterre.

On compte au total 32 illustrations, plus un frontispice, une illustration sur la couverture, au titre et au dos de l'ouvrage. Elles sont toutes de l'auteur. J'en ai sélectionné quelques unes pour illustrer ce message.


Toujours selon Jacques Desse, il existe plusieurs variantes d'édition :
- L'édition originale à 210 exemplaires (200 Montval et 10 Japon), en grand format, copyright Jean d'Essac, 1937, 61 Rue de Javel (on en connaît au moins deux exemplaires : celui d'Albert-Birot et celui de Peyrefitte, qui porte un envoi daté de janvier 38).
- L'édition courante à la même date, mais qui annonce un tirage à 1000 ex. dont 100 sur Rives, même coordonnées sauf l'adresse (29 rue Jacob) ;
- Cette édition, en apparence identique, œuvre du même imprimeur, avec la même justification de tirage, et la même faute sur la couverture ("grecques"). Mais elle est publiée par les éditions Valère, avec copyright Editions Valère, 1938, 28 Rue d'Assas

On peut penser que les deux dernières éditions sont la même, sous une dénomination différente. Cet exemplaire est le n° 136, avec l'adresse "Editions Valère". Je n'ai trouvé aucune information, ni aucun autre ouvrage de cet éditeur.


Il n'existe aucun exemplaire de ce livre dans les bibliothèques publiques en France, en particulier à la Bibliothèque Nationale de France.Malgré les tirages annoncés, il doit être particulièrement rare.

Il a été réédité dans la collection des Cahiers GayKitschCamp, en 1994 :




Un dessin de Jean Boullet dans un recueil de poésies

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Un exemplaire d'un petit recueil de poésies de 1953 est orné de ce portrait de jeune homme par Jean Boullet, qui accompagne un envoi : 



On y reconnaît le trait caractéristique de Jean Boullet et surtout les yeux légèrement bridés, le menton carré et les lèvres pulpeuses de tous ses modèles masculins.

Œuvre du poète Michel Beaugency, Feux vifs et flammes mortes pour un astre de nuit rassemble un ensemble de poèmes dans une veine gay, de façon plus allusive que vraiment explicite. Il est orné d'un frontispice dessiné par Jean Boullet, qui illustre un des poèmes :



Musculature

Dévêts-toi de tes muscles
et paraîs nu vraiment,
Dévêts-toi de tes muscles
sous les corps te couvrant
de savantes caresses
et de baisers pressants.

Si mes mains sont légères
comme un fluide parfum,
Si les mains sont légères
comme un oiseau à jeun,
Si les mains sont légères
mais sois nu, Ange Brun.


Autre parrain prestigieux pour ce jeune poète dont il semble que c'est le premier ouvrage publié : Jean Cocteau. Une lettre de soutien se trouve en début d'ouvrage. La typographie tente de reproduire la mise en page assez originale de Jean Cocteau.



Là aussi, en ces années 50 peu propices à l'expression d'une sensibilité gay, Jean Cocteau se montre plus allusif qu'explicite :

Ce qui importe à notre époque plurielle, ce sont les cris écrits singuliers que pousse la jeunesse et qui deviennent poèmes.
Ce qu'on nomme une muse (c'est à dire notre ombre interne) arme à nous faire crier (et avouer).


J'ai sélectionné ces trois poèmes, en respectant, si possible, la mise en forme typographique :


Paroles de caresses

Que dans les ténèbres
toutes les étoiles soient mes yeux qui t'admirent
et que Ton ombre danse
dans la plaine
éclairée par les feux vifs
et les flammes mortes de tous les astres.

Que mon corps soit cet air
et cette eau qui pénètre
et cette eau qui pénètre,
qui s'introduit dans Ta chair
par les moindres pores de cette peau si douce
respirant l'Amour de toutes ses forces.

La nudité de ton corps se dresse,
s'étire du ciel à la terre
Et mes doigts jouent sur ce parfum blanc qui s'élève
comme sur la corde d'une lyre humaine
que je caresse et qui résonne;
ô assonance bien aimée,
pour le frémissement des êtres...

Dernière possession

La corolle diaprée
                            des chairs universelles
se fane,
            pour tendre sur son velours
                                                      le Fruit
Ferme et brillant dont
                                 fière
la fine peau luit
à force de fortes caresses qui ruissellent...
Et l'être frémissant pour livrer son doux corps
au démon de la chair
                                a les ailes brisées
du Bel Ange déchu qui,
                                    les mains épuisées
n'a plus qu'un seul Désir,
                                      c'est posséder sa Mort.

Sommeil égaré

Mon désir est de m'étendre seulement à tes côtés;
Sentir, à la hauteur de mes jambes, tes jambes
                             de ma poitrine, la tienne
                             de mes lèvres, tes lèvres;
Sentir que nos haleines légères se marient,
et puis dormir.
          Dormir et te regarder.
                         Te regarder et fermer les paupières.
                         Te regarder au travers de mes paupières fermées.
Et puis dormir;
Et puis rêver.
         Rêver à la réalité :
         Rêver que tu dors près de moi
                                                       sur mon
                                                            épaule.
                         Te regarder et toi... dormir.
                         Toi t'évader et moi... jouir.

Mise en forme typographique que l'on retrouve jusqu'à la mise en page de la page de titre :



Description de l'ouvrage

Michel Beaugency
Feux vifs et flammes mortes pour un astre éteint.
Paris, Presses du Livre français "Collection Relai", [1953], in-8°, 68-[4] pp., dessin de Jean Boullet au frontispice (en rouge). 



 Tirage 550 exemplaires :
- 50 exemplaires sur Alfa Mousse, numérotés de 1 à 50
- 500 exemplaires sur Alfa Navarre, numérotés de 51 à 550.
Exemplaire n° 35.

Michel Beaugency

J'ai trouvé peu de renseignements sur Michel Beaugency. De son vrai nom Michel Bozon, né le 14 février 1933 à Lyon, il a publié quelques recueils de poésies dans les années 50, puis dans les années 2000. Dans les années 1970, il a collaboré à la revue Arcadie.Il a aussi écrit un livre sur Johnny Hallyday, raconté par Lee Hallyday, en 1964.

Un jeune homme, par Camille Corot

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Camille Corot : Académie d’homme, circa 1830-1835

Ce tableau a appartenu à Christian Dior, château de la Colle Noire.

Le Faune et le jeune homme, 1671

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Gravure extraite de : Imperatorum romanorum numismata ex aere mediae et minimae formae, de Charles Patin, un ouvrage publié en 1671.

Le thème du faune et du jeune homme est relativement courant. Il est plus rare qu'il en émane une espèce de douceur et de tendresse comme sur cette image. En général, le faune est associé à l'ardeur sexuelle, voire à la violence sexuelle. Il ne semble pas en être ainsi sur cette image ou sinon ce jeune homme y trouve une sérénité paisible et rayonnante.

On pouvait penser que ces images anciennes, et comme volées, de tendresse entre hommes étaient rares. Magie d'internet, on s'aperçoit qu'il y en a eu beaucoup, disséminées dans des œuvres peu connues ou inaccessibles.

J'ai déjà eu l'occasion de publier sur ce blog des images (tableaux, sculptures ou autres) de notre culture homosexuelle que je pense inédites. Pourquoi inédites ? Pare que je les ai jamais vues auparavant sur les nombreux sites d'imageries homosexuelles anciennes et que mes sources ne proviennent pas de là. Le plus souvent je les glane au fil de mes lectures. J'ai donc créé une rubrique "images inédites"



Le vrai visage de Nino Cesarini ?

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J'ai déjà eu l'occasion de parler sur ce blog du baron Jacques d'Adelswärd-Fersen, célèbre personnalité du Paris Gay du début du XXe siècle. Il est malheureusement surtout connu pour le scandale des "Messes noires" qui mettaient en scène des adolescents en éphèbes grecs dans son appartement de l'avenu de Friedland. Jean Lorrain prit sa défense vigoureusement dans Pelléastres (cliquez-ici). Ce parfum de scandale ne doit nous faire oublier qu'il est l'auteur d'ouvrages au charme suranné, dont le Baiser de Narcisse, qui a fait l'objet d'un message très développé sur ce blog (cliquez-ici). Mais, encore plus courageux pour l'époque, il est le fondateur de la première revue homosexuelle en France : Akademos. Mais ce n'est pas pour cela que j'évoque encore aujourd'hui cette personnalité oubliée, sauf d'un petit cénacle d'amateurs. Après le scandale de l'avenue de Friedland, il s'exila à Capri, dans la luxueuse ville Lysis. En 1904, il rencontra le jeune Nino Cesarini, qui partagea sa vie jusqu'à sa mort. Cette très belle photo de Wilhelm von Plüschow est parfois considérée comme un portrait de Nino Cesarini.


De nombreuses autres photos sont aussi considérées comme des portraits de Nino Cesarini. Pour débrouiller le mystère des images de Nino Cesarini, Jacques Desse a entrepris un travail d’érudition, basé sur des comparaison de nombreux documents et photos afin de trier le vrai du faux. Vous pouvez y accéder à cette adresse : http://issuu.com/gloeden-pluschow-galdi/docs/ninocesarini

Remarquable travail qui non seulement tente de clarifier un problème compliqué, mais est aussi l'occasion de nous faire pénétrer dans le monde de ces amateurs de beaux garçons de cette Italie du début du XXe siècle (Von Gloeden, Von Plüschow, Galdi, Fersen, etc.) Je signale aussi que le catalogage des photographies de Gloeden, classées par numéros de négatif, est en cours de réalisation. Ce travail considérable a été engagé par Giovanni Dall'Orto sur Wiki Commons avec la participation de plusieurs chercheurs ou amateurs (Catalogue Von Gloeden). A terme, il permettra de disposer d'un véritable catalogue raisonné de l’œuvre de Gloeden

Pour finir, ces deux images. Le portrait de Nino Cesarini par Paul Höcker : 


Le portrait de Fersen : 

Les homosexuels de Berlin, du Dr Magnus Hirschfeld, 1908

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Le docteur Magnus Hirschfeld (1868-1935) est une des personnalités majeures de l'histoire du combat des homosexuels pour une meilleure acceptation de leur différence. C'est à travers un petit livre que je voudrais l'aborder.


Cet ouvrage est d'autant plus important qu'il représente une des premières manifestations publiques de son combat. Né en 1868, il fait des études de médecine et s'installe à Berlin. En 1897, il fonde la toute première organisation en faveur de l’égalité des droits : le Comité scientifique humanitaire (Wissenschaftlich-humanitäre Komitee) dont l'objet principal était l’abrogation du paragraphe 175 du code pénal allemand. Base de la discrimination des homosexuels en Allemagne, cet article stipulait : « Die widernatürliche Unzucht, welche zwischen Personen männlichen Geschlechts oder von Menschen mit Tieren begangen wird, ist mit Gefängnis zu bestrafen. » : « La fornication contre nature, pratiquée entre personnes de sexe masculin ou entre gens et animaux, est punie de prison. ». Surtout, cet loi ne distinguait pas les pratiques homosexuelles dans le cadre privé et dans le cadre publique.


Après quelques publications qui militaient en faveur de l'abrogation du paragraphe 175, parues dans des revues confidentielles, il est sollicité par Hans Oswald pour apporter sa contribution à "une collection de documents qu'il édite sur la capitale". Il se charge donc de décrire la vie homosexuelle à Berlin dans ce petit ouvrage paru en 1904 : Berlins Drittes Geschlecht. bei H. Seemann, Berlin u. Leipzig, qui est rapidement traduit en français. Il paraît en 1908 sous le titre : Le troisième sexe. Les homosexuels de Berlin.

A la lecture de cet ouvrage, ce qui frappe le plus est le ton objectif et factuel que prend le Dr Magnus Hirschfeld pour décrire le monde homosexuel à Berlin à ce début du XXe siècle. C'est un parti-pris d'aborder le sujet avec le regard du sociologue et du médecin. En particulier, il est dénué de jugement moral. Il faut attendre les pages finales pour que le militant reprenne le dessus sur le scientifique, lorsqu'il revient à sa croisade en faveur de l'abrogation de l'article 175. Cependant, le choix d'aborder d'un point de vue sociologique le sujet ne l'empêche pas de porter un regard bienveillant et sympathique sur cette communauté, même si, à la seule lecture du texte, on ne saurait deviner en quoi il est personnellement et intimement impliqué. Remarquons qu'il aborde aussi bien l'homosexualité masculine que féminine, même si les exemples concernent plus souvent les hommes.

Caricature de l'époque

L'ouvrage se divise en deux grandes parties. La première aborde de façon général l'homosexualité, c'est à dire le destin individuel des homosexuels. C'est la deuxième, et plus importante, partie qui aborde la vie collective des homosexuels à Berlin. C'est alors que l'on pénètre dans cette sous-culture homosexuelle qui anime la capitale allemande.

Maintenant, entrons plus en détail dans le contenu de l'ouvrage.

Dès le départ, il récuse le terme d’homosexuel comme étant trop connoté par la sexualité. On verra que le rapport ente le sentiment homosexuel et la sexualité homosexuelle sera le fil rouge, souterrain, de l'ouvrage. Il introduit son concept « favori » de troisième sexe. Ensuite, à travers plusieurs exemples et récits, il décrit comment les homosexuels vivent leur homosexualité. Cet exposé, presque pédagogique, veut démontrer une forme de normalité dans l’homosexualité :

Elle confirme l’opinion que le penchant homo-sexuel se distingue, il est vrai, en direction et signification, mais non dans son développement, de l’amour normosexuel.

Ce terme « normosexuel », plusieurs fois utilisé, fait-il référence à une norme (ce qu’est l’amour hétérosexuel) ou à une normalité ? L'auteur ne le dit pas mais on sent qu'il hésite entre les deux.

Dans ces quelques lignes, il décrit la force des sentiments qui lient entre eux deux hommes ou deux femmes :

Ces « liaisons solides » entre hommes ou femmes homosexuels, souvent de longue durée, sont à Berlin, d'une fréquence extraordinaire. II faut avoir observé la tendresse qu'ils se portent les uns aux autres, les soins empressés qu'ils se témoignent, l'anxiété de leur attente, l'énergie avec laquelle l'amoureux prendra à cœur les intérêts, – pour lui souvent très éloignés – de son ami; le savant ceux de l'ouvrier, l'artiste ceux du sous-officier; il faut avoir vu les souffrances morales et physiques résultant de la jalousie, pour pouvoir dire qu'ils ne comportent « aucun acte de luxure contre nature ». C'est simplement là un mode de ce grand sentiment qui, de l'avis de beaucoup, est seul capable à donner à notre existence sa valeur réelle et sa consécration.

Une idée, exprimée ici, mais que l’on retrouve ailleurs, est que la véritable essence de l’amour homosexuel n’est pas le sexe, mais le sentiment. Il semble même parfois opposer les deux, comme dans ce paragraphe, et jamais, il ne semble penser que les deux peuvent former un tout indissociable et harmonieux. Peut-être que c’est sa vision de la sexualité en général (hétéro et homo) qui influe sur sa perception de l’amour homosexuel. Il semble toujours craindre qu'à trop insister sur la dimension purement sexuelle de l'homosexualité, il dévaloriserait son sujet et son propos Peut-être même qu'il craint que son but de "normaliser" l'amour entre hommes ou entre femmes serait entaché par quelque chose de "sale" qu'évoquerait le sexe. Prudence nécessaire pour l'époque ou perception intime et personnelle de la sexualité ? Cela reste à déterminer. Malgré cela, on le voit s'intéresser aux différentes et infinies combinaisons de ces normosexuels/homosexuels, au delà de la simple image du couple.

Avant de finir sur cette partie, cette anecdote montre que malgré l'époque (mais peut-être que nous nous exagérons sa rigidité morale), des parents savaient accepter voire intégrer l'homosexualité de leur enfant :

Il n'est pas rare de constater à Berlin, qu'il y a des parents qui s'accommodent de la nature uranienne et même de la vie homosexuelle de leurs enfants.
J'ai assisté, il n'y a pas longtemps, à l'enterrement d'un vieux médecin, dans un cimetière de la banlieue. Devant la tombe ouverte se tenait le fils unique du défunt, à droite la mère âgée et, à côté, un jeune ami de vingt ans; tous les trois dans un deuil profond. Lorsque le père, à l'âge de soixante-dix ans, découvrit la nature uranienne de son fils, il fut pris d'un grand désespoir. Il consulta plusieurs médecins aliénistes, qui lui donnèrent des conseils différents et, du reste, inefficaces. Il se mit alors lui-même, à l'étude de la littérature concernant ce sujet et finit par reconnaître que cet enfant était un homosexuel de naissance; quand son fils dut s'établir, il ne s'opposa pas à ce qu'il prit son ami avec lui; bien plus, ces excellents parents reportèrent leur pleine affection sur ce jeune homme qui sortait d'une couche sociale inférieure. Les deux amis avaient, l'un sur l'autre, une bonne influence morale; tandis que chacun d'eux isolé, aurait eu de la peine à se frayer un chemin dans la vie, les deux ensemble réussirent très bien. La science et la bonne éducation de l'un furent heureusement complétées par l'énergie et l'esprit d'économie de l'autre.
Sur son lit de mort, le vieux médecin dit ses derniers adieux à sa femme et à ses « deux petits ». L'aspect de ces trois êtres humains unis dans les larmes et la douleur, [...], impressionnait l'âme un peu plus profondément que l'oraison funèbre d'un jeune curé faisant d'une voix fluette l'éloge du défunt qu'il ne connaissait pas.

Remarquons au passage que l'on retrouve ici, comme dans d'autres passages du livre, l'image du couple homosexuel fondé sur les différences physiques (homme mâle/homme efféminé), sociales ou culturelles.

A partir de la page 37, il s’intéresse à la vie collective ds homosexuels à Berlin. Il commence par les soirées privées. Artifice ou prudence, il se présente comme un « invité honoraire » :

Par reconnaissance pour mes travaux concernant l'affranchissement des homosexuels, je suis souvent appelé à assister, en qualité d'invité honoraire, à leurs réunions et, tout en n'acceptant qu'un petit nombre de ces invitations, j'ai pu me former une opinion suffisamment exacte sur le mode de vie des uraniens de Berlin.

Caricature de l'époque

De nouveau, la remarque suivante nous ramène à ce soin, presque maniaque, d'éliminer la sexualité pure de cette vision et représentation de la vie homosexuelle berlinoise :

Dans toutes ces réunions la vraie sexualité se trouve au second plan, comme dans les cercles des normosexuels. Le trait d'union chez eux consiste simplement dans le sentiment de solidarité résultant de fatalités parallèles.

Il donne une grande importance aux lieux de la sociabilité homosexuelle (soirées privées et lieux publics), comme moyen de vivre ensemble avec ses semblables, plutôt que comme une façon de faciliter les rencontres sexuelles. Ce n'est qu'à la fin qu'il abordera plus directement ce thème à travers les bains et surtout les lieux de prostitution. A la lecture de ce livre, on peut parfois se demande si l’homosexuel berlinois fait l’amour !

Lorsqu'il évoque les lieux publics de rencontres (tavernes, cabarets, restaurants, bals, etc), il insiste beaucoup sur la spécialisation de ces lieux. Il les présente aussi comme des lieux plutôt préservés de la répression policière (il note qu'il y a peu d’agents provocateurs de la police). Ce qui peut laisser penser qu’il y avait une certaine tolérance, tant qu’il ne s’y passait pas des « agissements sans nom ». Constant la richesse de la vie homosexuelle à Berlin, il s'exclame :

On a vu des uraniens arrivant du fond de leur province, pleurer d'attendrissement à ce spectacle.

J'aime beaucoup cette remarque, probablement plus personnelle qu'il n'y paraît. Elle reste parfois encore juste, même si nous le l'exprimerions plus ainsi !

Sans entrer dans plus de détails sur le contenu du livre, rappelons qu'il donne un panorama complet de la vie homosexuelle berlinoise : les cabarets où l'on peut rencontrer des soldats (il parle avec précaution d'une « prostitution » soldatesque), les bals, les annonces dans les journaux, etc., pour finir les lieux de prostitution masculine. Sauf pour ce dernier point, il est toujours très préoccupé de faire comprendre au lecteur que, malgré la population qui les fréquente, les règles des convenances sont respectées dans ces lieux, voire que l'on y constate une forme de normalité.

Aucune dissonance ne trouble cette joie générale, jusqu'au moment où toutes les convives quittent ces lieux, dans lesquels elles ont pu, au milieu de leurs semblables, rêver pendant quelques heures. S'il vous arrive une seule fois de participer à une fête pareille, conclut Mme R. . . , vous en sortirez persuadé, pour le reste de votre vie, que les uraniennes sont injustement calomniées, que, là comme partout, il y a de braves gens et de mauvaises gens, bref que la disposition homosexuelle ne peut pas être une marque décisive de malhonnêteté. Exactement comme chez les hétérosexuels, il y a là, du bon comme mauvais.

Il termine l'ouvrage sur un ton plus militant. Après avoir constaté le faible nombre de personnes qui tombent entre les mains de la justice (il l'estime à une vingtaine par an), il insiste surtout sur le fléau du chantage et des agressions dont sont victimes les homosexuels. Cela lui permet de passer à sa revendication de l’abolition du § 175 qui est presque la conclusion du livre. D’une description « objective » de la réalité, il termine par un acte militant.

Avant de conclure, je reproduis ce curieux, et peu explicite, passage sur la sexualité.

Je m'élève ici contre l'opinion généralement répandue que dans le commerce entre soldat et homosexuel il s'accomplit ordinairement un acte quelconque tombant sous le coup de la loi. Quand on arrive aux actes sexuels, ce qui n'est pas toujours le cas, ils ne consistent alors que dans la surexcitation par les baisers et l'attouchement de certaines parties du corps, comme c'est généralement la règle dans les actions homosexuelles.
L'opinion que l'homosexuel, même femme, doit être pédéraste dans la pleine acception du mot, est fortement erronée. J'ai vu, dans ma pratique, un épisode qui prouve à quel point cette opinion est répandue encore à Berlin. Quand j'ai ouvert dans les journaux la question concernant la statistique des uraniens, vint chez moi quelque temps après un brave boucher de l'Est, un père de famille normal qui me demanda très sérieusement s'il n'était pas homosexuel, « car depuis quelques semaines je ressens – dit-il – un chatouillement dans le fondement ».

Je pense comprendre qu'être « pédéraste dans la pleine acception du mot » signifie qu'il y a pénétration. On retrouve le soin de ramener la sexualité des homosexuels à quelque chose de plus innocent que la vision crue d'un pénétration. Est-ce la marque intime et personnelle de sa façon de vivre sa propre sexualité ou une volonté délibérée de dédiaboliser l'homosexualité en la désexualisant en partie ?

Malgré la vision souvent rassurante et presque banale de l'homosexualité à Berlin, il sait reconnaître et rappeler la violence de la société vis-à-vis des homosexuels à travers quelques témoignages de suicides. On peut aussi citer, pour ceux que cela intéresse, un très long développement sur l'usage des sobriquets et des surnoms, souvent d'apparence féminine, que se donnent les hommes ente eux. Il estime le nombre d’homosexuels à Berlin à 50.000, dans une ville qui comptait alors 2 millions et demi d'habitants.

Ce livre est un témoignage irremplaçable sur la culture homosexuelle à Berlin avant la première guerre mondiale. Malgré certains éléments datés, il fourmille de témoignages et de tableaux vivants sur ce monde disparu.

Description de l'ouvrage

Dr Magnus Hirschfeld
Le troisième sexe. Les homosexuels de Berlin.
Paris, Librairie médicale et scientifique Jules Rousset, 1908, in-12, [4]-103 pp.


C'est un ouvrage rare dans les bibliothèques publiques françaises. On ne le trouve pas à la BNF. Il existe un exemplaire dans le fonds Lacassagne de la Bibliothèque Municipale de Lyon et deux à la Bibliothèque interuniversitaire de médecine et d'odontologie de Paris.

Il a été réédité dans la collection des cahiers GayKitschCamp.

Sur Magnus Hirschefeld, je conseille ce très bon document : cliquez-ici.

Retour sur le Satiricon

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Il y a quelques mois, j'avais présenté une belle édition du Satiricon de Pétrone, illustrée par Georges Lepape (pour voir le détail, cliquez-ici).

Je viens de compléter ma collection avec un exemplaire de cette édition illustrée d'une eau-forte de Georges Lepape que je vous fais découvrir :


Pour mémoire, je remets quelques belles illustrations de cette édition :






Pour finir, pour les amateurs, cet exemplaire est recouvert d'une reliure non signée typique des années 1950, où l'influence art déco reste encore très présente :



Glanes

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Quelques images glanées.


Ces deux gravures au pochoir de Joseph Kuhn-Régnier illustrent les œuvres d'Hippocrate, publiées en 1932 :



Cette belle sculpture classique n'est pas aussi antique que l'on pourrait l'imaginer. C'est une copie du XVIIIe siècle du torse du «Diadoumenos», d'après un original en bronze de Polyclète vers 430 avant J.C.




Pour plus de détails, cliquez-ici.

Cette sculpture orne le parc François Mitterand à Evreux. Visiblement, les charmes de ce bel Apollon ne laissent pas indifférents... Y mettre la main serait-il un rite de fertilité ? de virilité ?



Pour finir, et sans transition (et pour revenir à l'objet de ce blog), je vous signale ce catalogue très complet sur Fersen et son entourage par les Libraires associés (Jacques Desse, en association avec la librairie Elysium Books (USA)) : cliquez-ici


Certes, il s'agit d'un catalogue de vente de livres, mais c'est aussi un travail d'érudition. Sachons rendre hommage à nos grands ancêtres.

Mon corps, ce doux démon, Pierre de Massot, 1959

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Pierre de Massot (1900-1969) est de ces écrivains qui ont été mêlés à l'histoire littéraire du XXe siècle. Il a croisé quelques grands noms de notre littérature, mais son œuvre est passée au second plan, a été oubliée par l'histoire littéraire. Il a pourtant été proche de Francis Picabia, Erik Satie, André Breton, André Gide, Henry de Montherlant, Jean  Cocteau, etc. Il a été proche des dadaïstes et a connu avec eux la rupture – violente – avec les surréalistes.


C'est le hasard de la chine des livres sur l'homosexualité qui me l'a fait découvrir. Un titre, Mon corps ce doux démon, une description succincte sur le site d'enchères où je l'ai trouvé, un tirage restreint, et donc rare, un petit prix, m'ont convaincu de l'acheter et de le découvrir. Le hasard ou la chance (ou les deux comme souvent lorsque on recherche des livres rares) ont mis à portée de mon désir de livres un exemplaire du très court tirage (55 exemplaires) de l'édition originale, avec ce portrait par Jacques Villon. C'est lui que je présente aujourd'hui.


Comment qualifier ce livre ? Un seul mot, technique, le résume : une autobiographie. Mais c'est réducteur. Un deuxième mot me vient à l'esprit : « confessions ». Lorsqu'il dit « dans ce livre, il n'est rien que je veuille dissimuler et ce qu'à l'ordinaire on prend grand soin de cacher, moins que le reste encore », on croit lire la célèbre phrase de Jean Jacques Rousseau : « Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme, ce sera moi. ». Enfin, et c'est cela qui m'a plu, c'est un itinéraire de vie, de la vie d'un homme à travers ses amours, toujours dominés par les besoins impérieux de son corps.

Plus que la biographie d'un homosexuel, c'est surtout le vie d'un homme, dont les amours se sont partagés entre les hommes et les femmes, dans une fluidité entre l'amour des garçons, visiblement très physique et sentimental, et l'amour des femmes, plus complexe et plus intellectuel (ou cérébral).

Lorsqu'il aborde son enfance au collège, c'est l'amour des garçons qui prédomine. Au-delà de l'image classique des amours collégiennes, dont l'époque a été friande (je ne cite que pour mémoire Peyrefitte ou Montherlant), c'est surtout la découverte du sentiment amoureux et du plaisir sexuel.

Peu à peu, le récit nous fait comprendre que son goût dominant est celui des garçons. L'épisode avec la petite prostituée Marcelle se termine par ce constat : « il me semble bien que du point de vue physique je puisse tenir pour certain qu'en dépit de celles qui la suivirent, la décevante expérience, avec elle entreprise et qui me laissait sur ma faim, ne contribua pas peu à augmenter ma réserve à l'égard de son sexe. » Il nous annonce l'histoire de cet amour qui a marqué sa vie : « je n'ai dans ma vie connu le plaisir et l'amour conjugués qu'auprès de celui dont, bien qu'il soit mort, voilà cet octobre douze ans, je m'interdis de prononcer le nom. Plus tard peut-être je révèlerai qui était cet être inoubliable et tout ce que je lui dois ». Pourtant tout la fin de l'ouvrage se termine sur ses amours tumultueuses avec une jeune écossaise, Robbie, qui se terminera par un mariage. Dans un passage proustien par l'intrigue plus que par le style, il nous fait part de son attirance pour les gomorrhéennes : 

La plupart de mes amies sont, pour employer la terminologie de Marcel Proust, gommorhéennes. Non, hasard. Loin de là. Je recherche, j'ai recherché toujours l'amitié des invertis des deux sexes, quelle que soit la classe sociale à laquelle ils appartiennent, pour ce qu'ils bénéficient d'une intelligence et d'une sensibilité extrêmement aiguës et que la liberté pour eux n'est pas un vain mot. Aussi quelle joie lorsque Robbie, notre intimité tout à fait établie, m'avoua des goûts, des préférences identiques aux miennes, et aux miens, et que l'attirait instinctivement, et fortement, son propre sexe. Cette dernière révélation m'enchantait : on admettra que dès lors je misse tout en œuvre pour la concréter. Qu'elle couchât avec un autre homme m'eut affligé d'une indicible affliction; il n'en allait pas tout de même de cette sorte de divertissements, je n'y voyais rien que de louable et charmant : sans doute j'énonce une vérité première un peu bien connue, le fait est que je la sentais profondément. Cette vérité d'ailleurs ne convainc point tout un chacun.

Pour revenir sur ses jeunes années, il insiste beaucoup sur la honte, plus précisément sur la honte sociale qu'il a connue dans sa jeunesse. Il en conclut : 

Et puis on s'habitue à tout, à la honte même. Ayant horreur en général du ton pleurnicheur et, littéralement, du genre « Petit Chose », je ne conterai point ici les vexations, les brimades, les injustices, les brutalités de presque tous ces petits bourgeois riches qui reniflaient en moi le pauvre comme les chacals un cadavre dans la palmeraie. Je ne me vengeais de leur mépris et de leur bassesse que par le travail. Un travail acharné. Un travail rédempteur.

Ce sentiment de honte, qui est presque libérateur en lui permettant d'aller au bout de lui-même, ne le conduit pas dans une posture comme celle que l'on rencontre chez Genet. Nulle provocation, nulle culture du paria, mais plutôt l'idée que la honte, subie, libère pour aller au-delà vers une honte choisie. Au demeurant, que l'on ne croie pas que l'ouvrage prenne une dimension morale. C'est surtout, et cela reste, l'histoire d'un itinéraire. La honte sociale est celle d'un jeune homme de bonne famille, mais dans la gêne, mis en contact, par solidarité de classe, avec des jeunes gens plus riches. Une bonne part de cette honte se concrétise par la tenue vestimentaire, marqueur du déclassement de sa famille dans ce milieu de haute bourgeoisie ou d'aristocratie.

Ce live a été écrit en 1932, alors qu'il a tout juste 32 ans. Il s'explique guère sur les raisons qui l'on poussé à l'écrire. On peut y voir un cri du cœur, d'un homme qui, à un moment de sa vie, veut faire le bilan de son existence. L'aspect un peu chaotique et mal construit du livre, comme écrit au fil de la plume, peut le laisser penser. La notation, en fin d'ouvrage, indiquant qu'il a été écrit en 1932 dans le port de Cannes, sur le yacht de Francis Picabia, « L'Horizon », renforce le sentiment d'une œuvre plus spontanée, comme écrite au hasard, que d'un travail réfléchi, construit et retravaillé. On est dans de la littérature d'un seul jet, même s'il dit à un moment :

Si ce livre ne présente point l'harmonieuse ordonnance que primitivement je lui rêvais, s'il est divers et touffus, qu'on me veuille absoudre. Il m'a paru, au fur et à mesure qu'il s'élaborait, que je me trouverais mieux, et j'espère le lecteur avec, d'obéir à mon inspiration que de me plier à des règles. Je ne saurais me soumettre à un plan; prospecter à la billebaude me convient davantage. Ce préambule à l'intention de ceux qui s'étonneraient que je n'aie pas débuté par ce chapitre qui traite de l'enfance.

On y trouve aussi une influence d'André Gide. Rappelant une citation des Nourritures terrestres, il se réclame des œuvres du dévoilement gidien : Si le grain ne meurt, par exemple. Doit-on voir dans l'œuvre libératrice de Gide un aiguillon pour Pierre de Massot l'amenant lui aussi à procéder à son propre dévoilement ? Il ne le dit pas, mais cela m'apparaît certain. Cependant, le texte n'a été imprimée qu'en 1959, tel quel, hormis quelques compléments en notes de bas de page. Pourquoi ce délai ? L'urgence apparue lors de l'écriture n'était plus aussi vive au moment de l'imprimer ? Difficulté pour aller au bout d'une démarche personnelle, dans un milieu malgré tout peu favorable à ce type de liberté d'écriture (rappelons qu'il était aussi un proche d'André Breton) ? Une pudeur vis-à-vis des personnes citées ? Je ne sais. Lorsqu'il a enfin été imprimé, d'autres œuvres l'avaient précédé, souvent plus audacieuses, malgré le retour d'un certain ordre moral après-guerre. Le tirage est resté confidentiel. L'édition originale sur un beau papier Arches avec un tirage du portrait gravé par Jacques Villon n'a été imprimée que « 50 et 5 fois », suivi d'un tirage sur papier ordinaire à 220 exemplaires « pour l'auteur et quelques amis ». Cela suffit à expliquer le peu de retentissement de l'ouvrage et son quasi oubli. Dans les rares notices biographiques que l'on trouve sur Internet (Wikipédia, par exemple), l'ouvrage apparaît dans la bibliographie, mais les aspects de sa personnalité qu'il révèle sont passés sous silence. Pudeur habituelle sur l'homosexualité de nos écrivains ! D'ailleurs, l'ouvrage est absent des grandes bibliothèques publiques, excepté un exemplaire dans la réserve de la BNF.

Une autre raison est peut-être que Pierre de Massot semblait plutôt aimer les jeunes garçons. Cette belle description en est la preuve :

De l'époque de cette mue, il me reste et parfois me revient des souvenirs auxquels j'ai plaisir à donner audience. La joie y compose avec la peine, l'espérance avec la mélancolie. Il n'y a pas comme ces souvenirs pour, je l'avoue, m'abreuver de nostalgie mais j'y puise également je ne sais quelle force dont je ne suis point assez présomptueux pour faire fi : grâce à quoi je compte achever sans louvoyer le cours de mon existence. Je veux dire que si quelque fois je me prends à regretter certains corps que j'enveloppais de caresses, c'est tout de suite que je vais à l'aventure pour en découvrir d'autres; et j'en regretterai la sveltesse demain, et les tendres abandons. Ce garçon dont le pantalon si court gante les formes juvéniles et dont autour des paupières le cerne trahit les tourments, si je l'aborde, s'il ne repousse pas mon baiser, c'est pareil à lui un enfant qu'il me rappellera, le soir qu'il se donnait à l'être merveilleux, aux prunelles autant que la voix si étranges, à cet être dont la mort seule l'a séparé sans réussir toutefois à rien distraire de son immense amour...

Sa timidité, ses brusques pudeurs, son effarouchement si commençant de se dévêtir, mes mains au plus haut des cuisses fines s'attardent, sa pâleur soudaine, l'ombre émouvante et mouvante des longs cils sur la joue veloutée, ce duvet autour des mollets bruns, c'est moi, c'est bien moi quand, dans la ténèbre abyssale de l'extraordinaire chambre qu'embaumaient des parfums de Syrie, je sentis, avec un bonheur ineffable, que je redoutais de voir tout d'un coup se briser, légères et vives, les paumes du dieu errer sur ma, chair, et qu'alors je crus défaillir. Dieux du ciel ! est-ce donc possible sur cette terre pareil enivrement?... Depuis ce soir, il est vrai, je poursuis sans répit le souvenir de cette heure adorable; André Gide, lui aussi, n'écrit-il pas, dans Si le grain ne meurt, qu'il a jusqu'à ce jour tenté en vain de ressusciter l'enchantement de sa nuit orientale avec Mohamed ? Serait-ce pas la rançon de ce plaisir divin que nous ne le puissions éprouver qu'une fois dans la vie, et que le reste ne soit que course en suite d'une ombre, fuite dans un miroir, jeu des nuées et du vent? Cependant, pour désolé qu'il me laissât, je ne me déprendrai point de ce souvenir aimé et, longtemps encore, j'en quêterai l'insaisissable image sur des visages aimants. Si fort que j'y demeure attaché, j'ouvre quand même des yeux éblouis sur les objets étrangers qui m'environnent, et je ne sache point lui être infidèle, lorsqu'un instant sur eux me penchant, je ne refuse pas leur passagère et charmeresse offrande. Dans ce pourchas continu d'une heure d'ivresse, oh que de surprises souvent ! que d'appâts imprévus! et que volontiers je m'y abandonne!

A la campagne, il n'y a guère, je passai deux mois enchantés en compagnie d'un garçon de treize ans dont me ravissait la fraîcheur d'âme et de peau. Ensemble nous vagabondions à travers bois, à travers champs, nous arrêtant sur les bords d'une rivière et là, pour adoucir la brûlure du soleil, dans l'onde s'enlaçaient nos jambes nues. Parfois, à tour de rôle, nous maraudions des fruits, les pêches de vigne surtout, juteuses, chaudes et sucrées, et de pulpe si serrées. Ou bien devisant à l'ombre immobile des sapins, nous attendions que s'atténue la touffeur du jour et que le crépuscule du soir nous permît de redescendre sans fatigue vers le village. 

Au début, j'éprouvai qu'il n'est point aisé d'avouer à l'enfance : je piétinais et ce fut lui qui, devinant ma gêne et la prévenant, jeta autour de mon cou ses bras, puis me tendit ses lèvres. Dès lors, négligeant artifices et précautions, je mis bas toute espèce de feintise : à quoi bon maquiller une passion dont je le savais lui-même tout brûlant? Il n'était que de l'initier à certaines caresses qu'il ignorait et desquelles je prévoyais qu'il goûterait, autant que moi, la paralysante douceur. Sans hâte, je l'instruisis ; et nul élève jamais n'y montra plus d'empressement et, je puis ajouter, plus de dispositions. Assez promptement, et non sans orgueil, il témoigna de la maîtrise qu'il avait acquise dans un art que je lui révélais et dont je lui avais inculqué les notions premières. Du reste, qu'avais-je à lui apprendre qu'il ne connût obscurément ou pressentît déjà, qui ne vint que comme une réponse à son appel informulé, de sorte que sa gratitude égalait la mienne.

Ainsi constitué que peu m'est beaucoup, sous mes doigts le satin de sa peau suffisait pour que m'envahît un émoi délicieux. Je préférais le servir, attiser son plaisir, mais il n'avait de cesse qu'il me le rendît. Et je devais toujours, tant je craignais que l'excès ne l'épuisât, mettre avant notre lassitude un terme, hélas ! à nos enlacements. Toujours, il passait outre et je cédais toujours. Ha! que j'aimais, dans les bois, sur un tapis de mousse, le déshabiller et qu'il se roulât, câline statuette de bronze, entre mes bras ! Et quand recrus de fatigue, ô combien exquise ! nous appareillions de concert vers l'accalmie réparatrice, je pensais à Celui entre les bras, contre le cœur de qui, jadis, nu aussi, je me lovais si tendrement...

Je sais aussi bien que quiconque, en contant cela, à quels sarcasmes je m'expose, à quelles critiques, à quelles excommunications, mais on ne me ferait pas, sous la hache du bourreau, venir à résipiscence. Je ne renoncerai jamais ce que je ne réprouve point et que, tout au contraire, j'engage autrui à imiter. Amoralité? sans doute, sans doute; nous en discuterons plus tard. Parce que mes goûts me sont personnels, me contestera-t-on le droit de les justifier ? La norme! j'obéis à celle qu'à tout instant je fonde sur le devenir.

Mais les années 50 étant moins strictes à ce sujet, ce n'est probablement pas la raison principale. Je crois qu'il s'agit de ce que j'ai appelé, par euphémisme, la « pudeur » qui amène à occulter l'homosexualité de nos auteurs, sauf lorsque c'est vraiment patent, voire porté en étendard (Gide, Cocteau, Genet, etc.). Pour les autres, peut-être est-ce considéré comme un passe-temps sans beaucoup d'importance, à l'instar d'une passion pour les timbres ou les poteries égyptiennes, qui ne mérite pas d'être signalée. Dommage, cela nous enlève des portraits d'hommes complets, dans la richesse et la complexité de leurs désirs.

Ce texte est inégal. Certains passages m'ont ému : je pense à l'histoire de son mensonge pour avoir la photo de la classe voisine afin de posséder une image du garçon qu'il aime. J'aime aussi l'histoire de sa première communion où, lorsque sa mère lui demande pour qui il a prié, il répond « Robespierre ». Cependant, ce texte donne moins que ce qu'il promet. Il ne faut pas le négliger. Il n'y a pas tant d'autobiographies d'homosexuels avant-guerre pour qu'il mérite d'être totalement oublié. Il restera toujours ignoré jusqu'à ce que quelqu'un le réimprime ou, plus moderne, le numérise. Sinon, il faudra se contenter d'espérer le trouver.

Pour finir, cette belle lettre d'André Gide, de 1934, en avant-propos de ce livre (Pierre de Massot a été quelque temps le secrétaire d'André Gide). Il avait eu le privilège de le lire alors qu'il n'était que manuscrit. Bel hommage à la liberté !

Paris, mardi soir.
Mon cher Pierre de Massot – Rassurez-vous. Ce que j'aurais à vous dire n'a rien de terrible, bien au contraire. Votre œuvre est si particulière, si personnelle, que j'ai trouvé bien ridicule en y repensant, le conseil que je vous donnais l'an passé, de modifier (par exemple) l'âge de vos personnages pour rendre plus acceptable votre récit. Il n'a pas à être acceptable mais accepté par quelques-uns seulement, qui vous sauront gré tout au contraire de tout ce qui doit le rendre intolérable pour ceux dont l'opinion ne vous importe guère. Le seul reproche que je puisse vous faire, c'est que vous le leur dites un peu trop. J'ai commencé à vous lire avec tremblement et délices. Le tremblement a cessé dès l'instant que j'ai pris le parti de considérer ce manuscrit comme celui de quelqu'un de mort depuis longtemps et à qui cet écrit ne pouvait plus nuire. J'ai compris du même coup que ce tremblement était en fonction de l'affection que je vous portais, qui est vive. Ce mot vous parviendra-t-il assez tôt pour ne pas modifier le rendez-vous que nous avons pris ? Je l'espère, et vous attends donc demain, à 3 heures ou de préférence, 3 heures et demie. Votre bien attentif.
André GIDE

Pour aller plus loin sur Pierre de Massot, quelques liens : cliquez-ici ou cliquez-là et surtout ce lien sur un site consacré à Montherlant : cliquez-ici.



Description de l'ouvrage


Pierre de Massot
Mon corps, ce doux démon
S.l.n.n.n.d. [Alès, PAB (Pierre-André Benoît), 1959], in-8° (252 x 164 mm), 66-[8] pp., un portrait gravé en frontispice, en feuilles, chemise.

Justification du tirage : 


Cet exemplaire contient un bulletin de souscription pour le tirage public à 220 exemplaires, sans le portrait gravé, à vendre à la librairie des Tuileries. Ce tirage est qualifié d'édition originale, alors que l'on peut penser que la véritable édition originale est le tirage sur beau papier de 55 exemplaires.

De nombreuses descriptions de cet ouvrage dans des ventes aux enchères donnent comme lieu et date d'édition : Alès, PAB [Pierre-André Benoît], 1959, sans référence. Je l'ai reprise.

Il a fait l'objet d'un compte-rendu dans la revue Arcadie, n° 75, mars 1960, pp. 198-199, signé Sinclair [René Dulsou (1909-1992), dernier amour de Max Jacob] :
« Livre charmant s'il en fût par le fonds (sic) et la forme.
Cet auteur trop peu connu et dont les écrits sont à l'heure actuelle à peu près introuvables, nous livre quelques confidences sur sa prime adolescence.»
Revenant à l'esprit Arcadie, Sinclair note : « L'intrigue qu'il noue avec un des plus doués parmi ses condisciples est, ainsi d'ailleurs que plusieurs autres, parfaitement retracée et les détails les plus précis ne jettent aucune ombre sur un récit toujours d'une exemplaire tenue. » (c'est moi qui souligne).
Il termine :
« Le burin de Pierre de Massot a gravé là une œuvre dont nous conseillons à tous les Arcadiens (et même aux autres) curieux de belles-lettres, d'entreprendre la lecture et qu'ils ne seront pas près d'oublier.
Je crois qu'il nous remercieront de leur avoir signalé ce livre à la diffusion un peu ésotérique, mais dont les qualités sont trop rares pour ne pas être exaltées. »

Pour finir en beauté ce message (et sans lien) : 



Hôtels Garnis, Garçons de joie, Prostitution masculine à Paris de 1860 à 1960

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Des occupations multiples (et aussi quelques vacances) m'ont empêché d'être aussi actif sur mon blog que je l'aurais voulu. Je fais ma rentrée en vous présentant un ouvrage qui vient de paraître :
Hôtels Garnis, Garçons de joie, Prostitution masculine à Paris de 1860 à 1960




Rédigé et édité par Nicole Canet, de la la galerie Au bonheur du jour, c'est une vraie mine d'informations, et surtout d'illustrations, sur un aspect de la vie homosexuelle pendant cette période.Ces 3 pages donnent un aperçu de l'ouvrage :




On y trouve aussi une belle collection d'images érotiques, très crues souvent. La parution de l'ouvrage est accompagnée d'une exposition à la galerie du 12 septembre au 27 octobre 2012, à Paris 2e, 11 rue Chabanais. Pour plus de renseignements, rendez-vous sur le site :  www.aubonheurdujour.net.

Mes communions, Georges Eekhoud, 1925

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Il n'est pas besoin de présenter Georges Eekhoud sur ce site. Il suffit de rappeler que cet écrivain belge, né à Anvers en 1854 et mort en 1927, est l'auteur du premier roman clairement et favorablement homosexuel en langue française : Escal-Vigor, paru en 1899, qui lui valut des poursuites (voir en fin de messages quelques références). En 1895, il fait paraître Mes communions, un recueil de 15 nouvelles qui, toutes, mettent aux prises des êtres qui se rapprochent malgré ce qui les opposent ou les séparent. 

Certaines de ces nouvelles nous présentent des situations assez "classiques" : deux frères, un homme et une femme, etc. Cependant, de façon parfois allusive ou elliptique, c'est l'histoire de la "communion" de deux hommes que Georges Eekhoud met en scène. Nous verrons que plusieurs de ces nouvelles sont clairement homosexuelles, et, pour d'autres, homophiles, voire homoérotiques, tant l'union des corps n'est jamais loin, souvent suggérée, mais rarement dite. Parcourons rapidement les plus intéressantes de ce point de vue :

Climatérie


L'affrontement entre deux collégiens que tout oppose (l'intellectuel malingre, "l'homme d'étude" Henri Kehlmarck/le sportif physique, "le gymnaste" William Percy), jusqu'à ce que des événements dramatiques (une noyade, une épidémie de typhus) les rapprochent jusqu'à cette communion finale :

Averti de son approche, Henri le guettait, haletant, le cœur plus révolutionné qu'un tambour de bataille. Afin d'éviter au convalescent une émotion et une secousse trop fortes, les médecins et les maîtres avaient recommandé à ses camarades de modérer leurs transports d'effusion et de contenir l'excès de la grande joie éprouvée à le revoir sain et sauf.
Donc Kehlmarck s'efforçait de maîtriser les élans de son cœur, de mettre une sourdine à son allégresse frénétique.
Le voilà ! Une figure appâlie, une forme spectrale, l'ombre du glorieux William Percy s'encadre dans l'embrasure de la porte. A l'autre bout de la grande salle, Henri, cruellement étreint dans chaque fibre, se compose un visage aussi calme que possible; il affecte d'être engagé dans une conversation indifférente avec les autres jeunes gens. Il essaie de continuer son discours, les paroles s'arrêtent net dans sa gorge. Pourtant, il s'impose de rester sur place, de river ses pieds au sol, mais ses prunelles convulsivement distendues dardent vers les yeux noirs de Percy, agrandis par la minceur du visage, des regards altérés de tendresse infinie — vers les yeux noirs de Percy tellement diaboliques le jour de la noyade et maintenant presque trop bons, trop caressants, fidèles à en devenir cruels, oui cruels à force de magnétisme affectif, pour celui-là même dont ils conjuraient le pardon, dont ils imploraient la sympathie éternelle !
Percy, négligeant l'appui de Lady Evansdale, ouvre les bras à Kehlmarck qui n'ose pas, ébloui de bonheur, affolé par un vertige de tendresse, courir pour s'y précipiter. Mais comme William s'avance en trébuchant et, présumant trop de ses forces, chancelle sur le point de défaillir, Henri n'a que le temps de se ruer vers lui pour le soutenir, le presser contre sa poitrine, et il aspire à ses lèvres comme la consécration de la vie que son sauveur lui avait inhalée après l'avoir retiré de l'eau...



Des Angliers



La tendresse soudaine du client de la taverne pour le petit apprenti, souffre-douleur de ses collègues, qui s'exprime de façon paradoxale :

Il se hâta de régler.
Alors, ostensiblement, il donna un gros pourboire au grand garçon roux, à cet odieux braillard, transfuge de la barrière parisienne, forcé de migrer en Belgique, et il n'osa pas même abandonner la moindre monnaie au doux petiot, qui, sur l'injonction du brutal, l'aida à passer son pardessus.
– Voilà, Monsieur! fit l'enfant d'une voix douce, oh ! si fatiguée, si nostalgique de sommeil, de couchette loin, loin de ce vestibule des lupanars !...
Des Angliers, ému, tout vibrant de sympathie, remercia du ton le plus rogue, ne négligeant pas de saluer, oh ! d'un air protecteur, mais de saluer tout de même, le grand garçon roux.
Et dire qu'il eût voulu verser tout le contenu de sa bourse entre les menottes du petit manœuvre. Le racheter, l'adopter peut-être !

Burch Mitsu


La rencontre du narrateur, en villégiature, avec un marin d'Ostende, Buch Mitsu, auquel il s'attache : il "incarnait à la fois le mystérieux et toujours jeune Océan et la noblesse stoïque et intrépide du métier de marin.". "Nous nous retrouvions ajustés, nos caractères s'emboîtaient comme si nous ne nous étions jamais quittés." Un conflit social, sur fond de concurrence entre pêcheurs belges et anglais, se termine par un affrontement armé et la mort du marin :

Alors, se redressant sur ses coudes, dans la posture d'une vigie fidèle, Burch dirigea ses yeux mourants vers l'horizon où l'édifice des nuages lui représenta le phare de la Révolution promise...

Une partie sur l'eau


Une promenade en bateau, deux "amants" conduits par deux marins, dans une communion presque hors du temps pendant ce trajet entre Anvers et la Tamise :

Les deux gars consentent à tout ce qui les entoure, même aux mouvements de nos tendresses et des leurs; les leurs devenues les nôtres, les mêmes, les seules.
Combien de fois ont-ils abandonné les avirons, combien de fois les leur avons-nous repris ? Je me rappelle que parfois nous ramâmes à deux; l'une fois aussi j'étais le partenaire de l'un des matelots, la fois d'après je m'appariai à l'autre rameur.
A mesure que s'écoulait cette soirée magnétique, nous nous sentions de plus en plus rapprochés. Nos pensées se tutoyaient et se cherchaient comme des bouches; nos pensées étaient des baisers, et par peur de paraître moins confondus que ces caresses, nous nous taisions, frileux, ou nous ne murmurions que de ces mots spasmodiques qui suspendent les battements des cœurs saturés de délices.
[...]
Leur avions-nous seulement dit adieu à ces deux êtres d'élite qui nous imprégnaient la chair de leur cordiale essence autant que nous nous étions exhalés en leur appétissante enveloppe ?

Appol et Brouscard


Le destin de deux hommes en marge de la société, qui unissent leurs vies, dans une relation quasi-amoureuse, jusqu'à un combat fraternel autour d'une femme, inspiratrice malheureuse d'une rivalité inutile.

Différant de leurs compagnons de misère, Appol et Brouscard se portaient à présent une affection si concentrée et si exclusive qu'ils appréhendaient presque leur rentrée dans une société tracassière et pudibonde. Et tandis que les autres haletaient après l'air du large et trépignaient de partir, ils se sentaient étrangement aimantés et sollicités par ce milieu affranchi de la règle. Ils voyaient, sans oser l'avouer, poindre l'heure de la libération avec une inquiétude et une timidité comparables à celle d'un fauve énervé et affaibli par un long séjour dans une ménagerie et qui serait rendu brusquement au commerce des carnassiers agressifs et rapaces. Ils savouraient avec une sensibilité plus maladive que jamais les dernières heures de la captivité; parvenaient à raffiner encore sur les égards, les bons procédés, les scrupules affectifs, les continuelles attentions, les subtiles marques d'attachement qu'ils ne cessaient de se prodiguer.
Que n'auraient-ils donné pour reculer le moment où il leur faudrait quitter ce berceau de leur ardente intimité !

Lorsqu'ils se remirent en marche, tous deux étaient décidés à vivre en irréconciliables hors-la-loi, à s'invétérer dans ce mirage, à s'aimer à cœur perdu, — ah oui, terriblement perdus pour le reste de la création.


Quelque tolérance que le monde des hors-la-loi éprouve pour les pires inversions, on les avait raillés moins à cause de l'anomalie de leurs rapports que du caractère invétéré et chronique de cette affection. Hors du phalanstère des claquedents pareilles communions n'avaient pas de raisons d'être ! Mais, comme au pénitencier, Brouscard imposa promptement silence aux plaisantins. Puis, cette amitié fanatique, illimitée, abondait en traits si généreux et si crânes, elle se manifestait de part et d'autre par un courage, une loyauté, un dévouement, une abnégation si complète, tellement surhumaine, tellement au-dessus des actes inspiré par des attachements moyens et réfléchis, qu'elle finissait par s'imposer, qu'elle en devenait sacrée, qu'elle confondait les simples vicieux, les fanfarons de corruption comme elle devait apitoyer plus tard au tribunal la conscience rigide de quelques vrais justes !


Une mauvaise rencontre



La rencontre entre un noble déclassé et une petit voyou de banlieue, disposé à le détrousser et pourtant subjugué par les sentiments qu'il ressent pour lui au moment de passer à l'acte.

Alors, au lieu de frapper, avec un mouvement d'enfant gâté et boudeur qui se ravise, l'escarpe a refoulé rageusement le couteau sous sa veste, et, cédant à un transport divin il saute au cou de la victime, il l'étreint à bras le corps, tout éperdu, contre sa poitrine, éclatant en sanglots, le couvrant de larmes et de baisers, les lèvres aussi balsamiques, aussi fraîches et gourmandes que celles que goûtait sa mère !
Et Léonce, non moins bouleversé, entièrement acquis à ce misérable qu'il exaltait aux suprêmes altitudes de l'amour, se sentait un froid ineffable dans les veines, comme si l'autre lui eût réellement perforé le cœur de son couteau, mais pour ouvrir une issue triomphale à sa frénésie de charité !


Le sublime escarpe


La passion d'un avocat turinois pour un petit voyou, qui se donne la mort par amour pour préserver l'honneur et la réputation de l'avocat.

Aux approches de leurs tête-à-tête, Zambelli avait peur, et il était pourtant heureux de voir arriver son complice. Son coup de sonnette lui causait une voluptueuse terreur. Il désirait le Papurello avec une indicible appréhension, et dans son accueil passionné, dans ses épanchements furieux et presque désespérés, il y avait un peu de ce froid fébrile du baigneur aux premiers enlacements des ondes. Et en songeant à Papurello absent, Zambelli se le représentait comme l'occupation la plus fatale, mais aussi la plus céleste de sa vie; c'était son dieu funeste et tendre; il l'aimait de toutes ses larmes et jamais aucune approche humaine n'avait retourné ainsi les moelles dans ses os.
Une des caractéristiques de ce rare accouplement et ce qui le différenciait de la plupart des liaisons humaines, c'était leur confiance réciproque et illimitée l'un en l'autre. Zambelli consentait à partager ce dégourdi polisson avec les gaupes et les ruffians de la pègre. Mais il se savait l'affection suprême de ce fier enfant qui lui prodiguait la meilleure part de son être sans en rien excepter et qui lui rapportait la moindre de ses actions et de ses pensées. Afin d'éviter jusqu'à l'ombre d'un froissement, jamais Teodato ne l'interrogeait sur ses amourettes d'occasion. Ces boutades de sentiment ne le regardaient que pour autant que son aimé jugeât bon de lui en parler. Ni homme ni femme ne se mettrait entre eux; rien ne prévaudrait contre l'ardeur et la constance d'une de ces affections que l'antiquité et la renaissance célébrèrent comme une gloire, mais dont s'effarouchent nos galantins vicieux incapables de n'importe quel amour, et, aussi, nos reproducteurs utilitaires confondant les sentiments avec l'économie politique ou domestique.
Loin de se fatiguer de leurs entrevues et de se sentir blasés sur le goût puissant de leur amitié, chaque jour, nos réprouvés se retrouvaient plus dignes l'un de l'autre et se chérissaient davantage.


Si je devais donner ma préférence, je choisirais Une partie sur l'eau, pour la ferveur de la fusion sensuelle et sentimentale entre ces hommes, portée par une langue épurée et inspirée et Le sublime escarpe, pour la beauté du lien qui unit ces deux hommes que tout oppose, sauf leur amour.


L'édition originale de Mes communions a paru à Bruxelles, chez H. Kistemaeckers en 1895. Une 2e édition a été donnée à Paris, au "Mercure de France" en 1897. L'édition que nous présentons aujourd'hui a paru en 1935 à Paris. Elle est illustré par Frans de Geetere, avec 15 dessins à l'encre de chine, en tête de chaque nouvelle (j'ai repris les bandeaux correspondants à chaque nouvelle dans la présentation ci-dessus) et 5 eaux-fortes. L'une est reprise ci-dessus et l'autre, en frontispice, est une probable représentation de Georges Eekhoud :


Par leur tonalité sombre, les gravures de Frans de Geetere renforcent l'aspect noir des nouvelles de Georges Eeekoud, sans faire apparaître le lumière interne qui traverse la majorité d'entre elles. Malgré la noirceur du monde, l'amour, surtout l'amour libre, est un rayon d'espoir qui transcende les forces obscures.


Description de l'ouvrage

Georges Eekhoud
Mes Communions
Paris, « La Connaissance », 1935, in-8° (192 x 128 mm), [8]-329-[5] pp., 5 eaux-fortes sous serpente hors texte, dont une en frontispice, 15 bandeaux gravés dans le texte, une vignette au titre, couverture illustrée d'une vignette.


Tirage de 751 exemplaires qui contiennent tous une suite des gravures en différents états.
Cet exemplaire est le n° 576, parmi les exemplaires sur vélin de Rives à la forme, avec une suite des gravures (640 exemplaires).

Frans de Geetere est un graveur d'origine belge, installé en France (1895-1968). Pour une courte biographie (en anglais) et d'autres exemples de son œuvre, tous aussi noirs que les gravures de cet ouvrage, cliquez-ici. En 1927, il a aussi illustré Les chants de Maldoror, de Lautrémont. Voir un message à ce propos sur ce blog ami : cliquez-ici.

On peut télécharger et/ou lire l'ouvrage sur Gallica (édition de 1897) :
Mes communions, Georges Eekhoud

Sur Georges Eeekhoud, voir la notice Wikipedia : cliquez-ici.




Glane : Jeune homme Chleuh, 1932

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Une découverte au hasard de mes lectures :


Jeune homme Chleuh, Marrakech, 1932
Zinaida Evgenieva Serebriakova (1884-1967)

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